• votre commentaire

  • votre commentaire
  • Istanbul : et si tout basculait ?

    Dérive autoritaire du régime de Recep Tayyip Erdogan, afflux continu de réfugiés, imbroglio géopolitique explosif... La peur du chaos s'abat sur la Turquie. Enquête à Istanbul, mégapole sous haute tension.

    En surface, tout va bien. Istanbul offre au soleil de février son traditionnel visage bifrons — Constantinople « éternelle » pour les amateurs de rêveries orientalistes, New York-sur-le-Bosphore pour les chasseurs de sensations. Dans Sultanahmet, le quartier de la basilique Sainte-Sophie et du palais de Topkapi, les touristes se shootent au selfie ; sur Istiklal (les Champs-Elysées locaux), une foule compacte se hâte lentement, comme chaque fin d'après-midi, dans un sens, puis dans l'autre... Non, vraiment, tout va très bien. Mais seulement en surface.

    “ Les facteurs de fragilité se sont considérablement accrus. ”

    Si l'effervescence demeure, prévient en effet Jean-François Pérouse, directeur de l'Institut français d'études anatoliennes (IFEA) et preneur de pouls émérite d'Istanbul, « les facteurs de fragilité se sont considérablement accrus. Les équilibres ont si vite changé ! » Dès qu'on gratte, Istanbul semble plutôt proche de la crise de nerfs, victime collatérale des innombrables séismes, locaux, régionaux et internationaux qui secouent la Corne d'Or et plongent ses habitants les plus avertis dans une inquiétude croissante. Il faut dire que les motifs d'angoisse ne manquent pas. Dans l'Est anatolien, les bombardements des villes kurdes virent au massacre. Au Sud, la ­Syrie agonise, à l'Ouest, la Grèce sombre. Et 3 millions de réfugiés sont entrés dans le pays ! A Ankara, les attentats se succèdent, et le président, Recep Tayyip Erdogan, n'en ­finit plus de verrouiller son Etat policier, désignant journalistes, juges ou opposants politiques à la vindicte populaire. Franchement, on a vu des pays tanguer pour moins que ça.

    De nombreux migrants syriens trouvent refuge à Fatih, le quartier en ruine des chiffonniers.
     

    “ Je ne serais pas surprise si la Turquie basculait dans la guerre civile. » ”

    « Pendant toute ma jeunesse, j'ai adoré ma ville, confie Ani, une jeune Stambouliote d'origine arménienne. Et pour rien au monde je n'aurais vécu ailleurs. Mais là, je n'en peux plus. Je ne peux me fier à rien, le sol se dérobe sous mes pieds. Je n'ai aucun espoir de changement politique, aucune confiance dans le système judiciaire et je vis dans un pays où la police peut tuer sans sommation ! Je ne serais pas surprise si la Turquie basculait dans la guerre civile. » Se méfier des apparences. Ne pas oublier, quand on flâne sur Istiklal, que des fouines en civil l'arpentent aussi, et que l'air marin se charge chaque week-end ou presque d'une âcre odeur de gaz lacrymogènes. Se rappeler qu'en janvier, 1 200 universitaires ont subi les foudres d'Erdogan parce qu'ils avaient osé signer un Appel pour la paix en pays kurde et que des dizaines de journalistes attendent dans leur cellule un improbable jugement.

    Pour le scénographe Erdem Dilbaz, « un jour, l’Europe n’en aura plus rien à faire d’Erdogan, et ce dernier se retrouvera tout seul car il a peu d’amis.
Il faudra bien alors qu’on réapprenne à vivre ensemble ! »

     

    Ne pas se laisser leurrer par l'extraordinaire dynamisme immobilier (gratte-ciel neufs et réhabilitation du patrimoine ottoman) : il se fait au mépris de l'environnement, comme les travaux « sultanesques » d'Erdogan — un troisième pont sur le Bosphore ou un nouvel aéroport international —, et drague surtout les riches voisins saoudiens, qataris ou émiratis, qui ont fait d'Istanbul leur garçonnière. Adieu l'Europe ! Le président s'est résolument tourné vers les pays sunnites, plus réceptifs à son conservatisme musulman, à ses ambitions régionales et... à son business familial. Quant à la jeunesse éduquée, les marchandages de l'Union européenne concernant la répartition des réfugiés ont fini de la dégriser. « L'Europe, on n'en parle même plus entre nous, confie la jeune journaliste Gözde Kazaz, en sirotant son verre de vin dans un bar de Besiktas (un des seuls quartiers d'Istanbul qui ne vote pas pour l'AKP, le parti Justice et Développement d'Erdogan). Cette comptabilité est simplement obscène. »

    “ Les Kurdes d'aujourd'hui sont les Arméniens d'hier : on les tue dans l'indifférence. ”

    Istanbul dérive. Tout doucement. Comme une barque détachée de son ponton. Et un avis de tempête est lancé sur la Corne d'Or. Personne ne sait comment calmer les vents, mais le jour où leurs puissances s'additionneront, les dégâts se feront sentir bien au-delà du Bosphore. Première menace : la guerre à l'est. La chasse aux terroristes fait rage comme partout ailleurs. Mais pour Erdogan, les terroristes ont une tête de Kurde, pas de soldat de Daech. Des horreurs commises par l'armée à Cizre, Diyarbakir ou Siirt, villes kurdes sous couvre-feu et interdites aux médias, on n'entend, on ne voit quasiment rien. Juste assez tout de même pour convoquer l'Histoire. « ll y a cent ans, un gouvernement cynique et opportuniste — celui des Jeunes Turcs — a choisi de faire porter à une minorité ethnique la responsabilité de tous les problèmes de la Turquie, notamment son humiliation sur la scène internationale, analyse Garo Paylan, jeune député stambouliote du HDP (Parti démocratique des peuples, proche de la cause kurde), les yeux perdus dans son café. Ça s'est terminé par un génocide. Les Kurdes d'aujourd'hui sont les Arméniens d'hier : on les tue dans l'indifférence. A la différence des Arméniens, ils sont armés et organisés. Mais Erdogan cible aussi les civils, femmes et enfants compris. Et l'Europe se tait. Terrifiée à l'idée qu'Erdogan puisse laisser entrer en Grèce les 3 millions de réfugiés syriens que nous avons accueillis. Ce silence coupable ne la protège en rien ! Si les choses tournent mal, ce sont des centaines de milliers de Kurdes qui vont frapper à sa porte... »

    “ Tous les réfugiés que nous accueillons viennent de Syrie. »

    Héraclite avait tort : on peut se baigner deux fois dans une même eau. En tout cas dans le Bosphore. Sur les rives incertaines du détroit, l'histoire se rejoue presque à l'identique, avec de nouveaux acteurs. Dans les années 1917-1920, les Russes blancs chassés par la soldatesque bolchevique débarquaient de Crimée dans les ports d'Istanbul ; au début des années 1940, des milliers de Juifs d'Europe de l'Est attendaient dans l'angoisse que le consulat britannique d'Istanbul accepte de leur remettre un visa pour la Palestine ; dans les années 1980, c'étaient les Iraniens hostiles à Khomeini ; dans les années 1990, les victimes collatérales de la guerre des Balkans... Aujourd'hui, des milliers de Syriens ont échoué dans le quartier populaire et populeux d'Esenler, dans l'ouest de la ville. Loin, très loin des couchers de soleil de carte postale sur les minarets de Sultanahmet. C'est un théâtre d'ombres qui se donne dans la minuscule entrée de l'association HRDF (Human Rights Dream Foundation), les ombres de femmes et d'enfants qui attendent, regard muet, qu'on les fasse monter. Soutenue par le Haut Comité aux réfugiés des Nations unies, HRDF répare les vivants. Au second étage, des centaines de vêtements suspendus à des portants. Des paquets de couches s'accumulent sur les étagères de la pièce à côté. Trois psychologues sont là, ainsi que cinq autres employés assurant conseils juridiques, ateliers d'entraide et de discussion : « Tous les réfugiés que nous accueillons viennent de Syrie, explique Merve Is, la jeune coordinatrice. Pas besoin d'aller les chercher, le bouche à oreille et les réseaux sociaux fonctionnent très bien entre eux. La plupart ont perdu un membre de leur famille sous les bombardements ou pendant l'exode, certaines femmes ont été violées, les enfants sont souvent traumatisés. Très peu parlent le turc, il leur faut tout reprendre à zéro. »

    Pas moins de 500 000 réfugiés se trouveraient actuellement
à Istanbul (ici des Syriens devant l’ambassade de leur pays).

     

    500 000 réfugiés à Istanbul

    La Turquie a beau se montrer généreuse (accès gratuit aux soins, ouverture des écoles, permis de travail temporaire), la situation commence à dégénérer. On dit qu'à ­Istanbul, comme dans le reste de la Turquie, certains choisiraient parmi des réfugiées aux abois leur seconde épouse, alors que la polygamie est interdite. On dit aussi que des ­gamins syriens travaillent six jours par semaine pour cinquante euros. C'est sans doute vrai. On comprend entre les lignes que la population turque se méfie désormais de cette main-d'oeuvre bon marché qui lui pique son boulot... Il faut faire vite. Mais les travaux tiennent de Sisyphe. HRDF a ­accueilli 6 000 réfugiés depuis l'ouverture de ce centre, en décembre 2014. Ils sont 500 000 à Istanbul.

    On est pris de vertige. Trop de problèmes entremêlés — corruption, despotisme, enfer syrien, tragédie kurde... Trop de contrastes, d'effluves suaves et de parfums amers. Trop d'intrigues aussi. L'explosif imbroglio régional a renvoyé Istanbul « aux belles années de l'espionnage tous azimuts », constate Jean-François Pérouse, un brin amusé. ­Retour aux années 1920 et à leur diplomatie de palaces — quand une pancarte de l'hôtel Pera, par exemple, priait les espions britanniques, français ou russes de laisser les banquettes à la clientèle payante. Ou aux années 1940 de l'affaire Cicéron, immortalisée par le film de Mankiewicz. C'est bien ici, en tout cas, et non à Ankara, la capitale politique, que les groupes d'intérêt agissent dans l'ombre, court-circuitant la diplomatie officielle ou... lui donnant un petit coup de pouce. On murmure que les ressortissants tchétchènes, à la fois russophones et musulmans, sont très recherchés dans le contexte ultra tendu des relations Erdogan-Poutine. Et que les gros bonnets des mouvements djihadistes qui opèrent en Syrie viennent régulièrement se ressourcer dans les nouveaux hôtels de luxe — où ils croisent probablement quelques riches Arabes du Golfe venus s'encanailler. Tout ce joli monde cohabite. Et l'AKP ferme les yeux, lui, pourtant si prompt à dénoncer les moeurs dissolues d'une certaine jeunesse turque. Business is business...

    17 février. Bombe à Ankara : 28 morts. On parle du PKK (1) . Le 12 janvier, attentat suicide à Istanbul : 10 morts. C'était Daech. En octobre, à Ankara, c'était déjà Daech : 102 morts... Ces attentats ne surprennent plus Salih Acar, un ancien militaire : « Je m'attends à pire. » Quand on lui demande d'évaluer, sur une échelle de 1 à 10, le risque de déflagrations en Turquie et alentours, il répond « 7 » sans hésiter : « J'ai connu des situations très tendues pendant ma carrière. Mais rien de comparable à celle-ci. Trop de noeuds à défaire avant que tout parte en vrille. » « Personne ne parle de la paix alors qu'il est urgentissime de désamorcer les conflits, à l'intérieur comme à l'extérieur du pays, prévient le député Garo Paylan. Les députés de l'AKP avec qui je peux encore parler me racontent qu'Erdogan est devenu totalement parano, qu'il ne supporte plus la critique. Aujourd'hui, en Turquie, il n'y a plus de séparation des pouvoirs ou de justice indépendante. Le Parlement est muselé, le régime bafoue les valeurs européennes sur lesquelles il s'est construit, chacun tire dans le sens de ses intérêts. La situation est devenue si confuse qu'elle me paraît sans issue. Ça sent le chaos. »

    “ On est conscients qu'Erdogan n'est plus fiable. Mais […]on a besoin de lui pour contenir les réfugiés. ” 

    Quand on demande à un diplomate européen en poste à Istanbul comment il voit l'avenir, il marque une pause, puis lâche : « On est tous conscients qu'Erdogan n'est plus fiable. Mais il a été élu démocratiquement et on a besoin de lui pour contenir les réfugiés. La consigne, c'est de ne pas faire de vagues, tout en maintenant des liens discrets avec ceux qui pourraient le remplacer. » L'attente risque d'être longue. Mais le temps est compté. Adieu le parc Gezi et son joyeux pow-wow citoyen de 2013 ! Des centaines de milliers de Stambouliotes avaient présenté, dans un esprit très « peace and love », une liste de revendications en faveur de l'environnement, des Kurdes, de la laïcité, des femmes, des gays et lesbiennes... « Gezi remonte à la préhistoire ! soupire Oyku, 29 ans, une doctorante en planning urbain, dans les locaux vétustes de l'Association d'études sur la sociologie de la mémoire et la culture. Construire un mouvement aussi sophistiqué, pacifique et positif nous a pris des années, mais la brutalité de la police, les milliers de blessés, les dizaines de manifestants qui ont perdu un oeil à cause des tirs tendus, cela a laissé la contestation en ruine. Avec la nouvelle législation sur la lutte contre le terrorisme, tout le monde est dans le collimateur. Même quand vous ne bougez pas, vous avez le sentiment que quelque chose peut vous arriver. On se tient à carreau. »

    “ Tous les matins, cette ville me chuchote un truc à l'oreille : ‘Debout, va changer quelque chose !’ ”

    En attendant, la vie continue — pleins gaz ! Même en flou tendu, la ville reste plus ouverte que jamais à la fête et à l'innovation. On passe la tête à l'Atelier Istanbul, un incubateur de start-up installé dans une ancienne brasserie de ­Sisli. Open space bruissant, déco relax, déplacements en trottinette électrique, et chemise de bûcheron... C'est la seconde maison du scénographe Erdem Dilbaz. Un dingue d'Istanbul, Erdem. « Tous les matins, cette ville me chuchote un truc à l'oreille : “Debout, va changer quelque chose !” » Et Erdem s'y colle. Derrière son ordinateur, « c'est là que je suis le plus efficace », explique le hacker (pas tout à fait) repenti, membre du Parti pirate, passé maître dans l'art de flirter avec les lignes jaunes. Il a par exemple fait inscrire « zoroastrien » dans la case « religion » de sa carte d'identité, « pour faire baisser les statistiques » d'une nation à 90 % musulmane et fière de l'être.  Fan de happenings, Erdem a aussi organisé la « punition » d'un conducteur de bus qui avait frappé un garçon coupable d'avoir embrassé sa copine : « On a attendu le bus. On est montés, à trente. Et on s'est roulé des pelles jusqu'à la station suivante. Le conducteur a frôlé l'apoplexie », raconte le scénographe. Entre une commande pour le prochain festival de Cannes et le design de couverts qui permettraient aux malades de Parkinson de manger seuls malgré leurs tremblements, le garçon ne chôme pas... La révolution, elle, attendra : « Changer le monde n'est plus mon fantasme. Moi, je veux trouver des solutions aux problèmes qui empoisonnent la vie de ceux qui galèrent. Et Istanbul est l'atelier idéal pour ça. C'est un terrain de jeu exigeant, qui maintient à la fois en éveil et oblige à rester sur ses gardes. » Un silence, et puis : « Bon, O.K., un jour, il y aura la paix en Syrie, la Russie se calmera, l'Europe n'en aura plus rien à faire d'Erdogan et ce dernier se retrouvera tout seul — car il a peu d'amis. Ce jour-là, il faudra bien qu'on réapprenne à vivre ensemble ! »

    “ Le ministre de l'Intérieur d'Erdogan affirmait que les livres peuvent être aussi dangereux que les explosifs. ”

    Il y aura du boulot. Car le baromètre recommence à s'agiter entre Turcs et minorités ethniques, sunnites et alévis, militants des droits de l'homme et police, hommes et femmes, machos et homos... Certains, comme le mécène Osman Kavala, croient encore aux pouvoirs de la culture pour retisser les liens et investissent en priorité dans les régions les plus touchées (Syrie et villes kurdes) —, mais l'atmosphère n'est pas porteuse : « Erdogan ne décrète pas ce que l'art doit être, mais il s'exprime quand même haut et fort sur ce qu'il ne doit pas être ! Par exemple, son ministre de l'Intérieur affirmait récemment que les livres peuvent être aussi dangereux que les explosifs, ce qui, j'imagine, n'est pas une déclaration d'amour à la littérature. Et lui-même a suggéré que les bouquins créaient une addiction, comme les cigarettes. Comme il ne fume pas... »

    On passe sur la rive asiatique d'Istanbul. Vue du large, la ville semble si paisible. On songe à la devise de la Turquie, « Paix dans le pays et paix dans le monde ». Même en se forçant, on a du mal à y croire. Et Göknur Gündogan, la jeune écrivaine avec qui on est parti se balader, aussi : « Nous, on a peur. On vit dans la schizophrénie, entre deux continents. On voit la guerre venir, et on ne la veut pas. »

    (1) PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), organisation armée kurde.


    votre commentaire

  • votre commentaire